Te souviens-tu de ta première rencontre avec Marguerite Duras ? Fut-ce une évidence ou un apprentissage à faire ?
J’ai découvert le personnage public avant l’œuvre. C’était au milieu des années 80. J’étais adolescent. Duras était une autrice de chevet de ma mère. Très présente dans les médias à l’époque, elle m’irritait. Peut-être aussi, en pleine crise d’adolescence, avais-je du mal à réellement m’intéresser à une artiste que ma mère tenait en haute estime… Ce n’est que plus tard que j’ai découvert son œuvre. J’ai réalisé alors à quel point j’avais été idiot de rejeter l’autrice sur base de son personnage public. Et puis, en 2008, j’ai monté Agatha au Théâtre des Martyrs avec Anne-Claire et Serge Demoulin. Un souvenir fort.

Le succès de Duras ne se dément pas à travers les années, mais la lit-on et la monte-t-on toujours de la même façon ?
À la suite de L’amant, prix Goncourt 1984, Duras a conquis un très large public, bien au-delà du lectorat qui la suivait jusqu’alors. Plus de 25 ans après sa mort, elle reste une autrice de référence car son œuvre est puissante, mais échappe désormais au phénomène de mode qui l’avait propulsée sur le devant de la scène, en partie sur base d’un malentendu : le succès de L’amant, c’est aussi le succès d’une histoire un peu sulfureuse (qui d’ailleurs aurait probablement provoqué un scandale si le livre avait été publié aujourd’hui et non dans les années 80). Or, ce qui compte chez Duras, ce n’est pas les histoires qu’elle raconte sur le plan de leur anecdote. La force de son œuvre est plutôt à chercher du côté de l’écriture, de la façon dont l’écriture donne corps aux gouffres qui habitaient leur autrice. 
Monte-t-on Duras de la même façon qu’à la création de ses textes ? Elle est devenue un classique, et se prête donc à toutes sortes d’approches possibles. Peut-être y a-t-il une nécessité aujourd’hui d’éviter une forme de maniérisme dans lequel certaines réalisations ont pu tomber par le passé, souvent en cherchant à imiter, plus ou moins consciemment, le style de jeu des films de Duras…

A quoi peut-on attribuer la popularité de cette autrice pourtant exigeante ?
Elle touche à des questions fondamentales et archaïques : le désir, la mort, la violence, la mémoire… Mais sans didactisme. Dans un style unique, qu’on reconnaît immédiatement. Ce qui a pu donner lieu à des parodies, des pastiches, dont certains très drôles d‘ailleurs. Mais ce qui – au-delà de la complexité formelle parfois rebutante de certains textes – touche un large public, c’est la dimension passionnelle. Il s’agit d’une écriture de la passion, au sens le plus fort du terme, et, singulièrement, de la passion amoureuse. Peu d’auteurs ont été aussi loin qu’elle dans cette mise en mots de la passion. Elle rivalise sur ce plan avec Racine, qu’elle adorait. 

Comment se situe le théâtre de Duras au sein de son œuvre et comment s’inscrit-il dans le théâtre de son époque ?
Une grande particularité de Duras est sa capacité à naviguer entre les genres – roman, cinéma, théâtre – y compris, dans un certain nombre de cas, avec une même œuvre se déclinant d’un genre à l’autre. Ce principe de variations, de reprises, encore et encore, non seulement des mêmes thèmes mais aussi des mêmes matériaux, dote l’œuvre d’une cohérence quasi obsessionnelle. C’est la même écriture, ou plutôt la même voix, qui traverse les différents textes. Et cette voix est si personnelle qu’il semble difficile de la rapprocher d’une autre œuvre. Dans les années 60, on a pu assimiler Duras au Nouveau Roman. Mais avec le recul, on perçoit davantage ce qui distingue ces écrivains (Robbe-Grillet, Claude Simon, Michel Butor, Nathalie Sarraute…) que ce qui les réunit. Duras a d’ailleurs déclaré plus tard, et de façon assez mordante, qu’elle trouvait ces autres écrivains trop cérébraux. De même, sur le plan théâtral, on a pu par moments rapprocher Duras de Beckett, ce qui est en partie fondé pour Yes, peut-être. On retrouve chez Beckett et Duras une même exigence maniaque de la langue, y compris sur le plan musical. Mais ce sont des musiques très dissemblables. Duras elle-même a évoqué certaines affinités avec des auteurs comme Hemingway, Madame de La Fayette, Faulkner ou encore Musil. Et, pour ce qui est du théâtre : Strindberg, Tchekhov, Pinter… Des dramaturges qui, comme elle, accordent une large place au non-dit, au silence…

Comment s’attaque-t-on à un texte comme Yes, peut-être et quelle est sa pertinence aujourd’hui ?
Yes, peut-être est écrit juste avant les événements de mai 68 (et, pour l’anecdote, l’année de ma naissance). Est-ce le vent de liberté, de révolte et d’irrévérence qui souffle alors qui est cause de la liberté que prend Duras avec sa propre écriture ? L’humour n’est pas le premier mot qui vient à l’esprit lorsqu’on évoque la grande et intimidante Marguerite. Il y a pourtant ici (ainsi que dans Le Shaga, écrit à la même époque) une forme de fantaisie qu’on retrouve peu dans ses autres textes. 
Sur le plan thématique, la pièce retrouve aujourd’hui une pertinence particulièrement aiguë. Il y est question de guerre nucléaire et de femmes amenées par la force des choses à reprendre l’histoire de l’humanité à zéro. Dans ce contexte, que faire du masculin ? Y a-t-il quelque chose à en sauver ? Ou faut-il jeter l’homme avec l’eau du bain patriarcal ? That’s the question…
Plusieurs défis se présentent à l’équipe artistique qui décide de s’attaquer à Yes, peut-être. Il y a d’abord la langue, altérée, fragmentée, reconstruite, qui pose pas mal de difficultés d’interprétation. Nous avons passé plusieurs jours à table afin de tenter d’élucider les réseaux de sens complexes de cette écriture heurtée et sonore. Après quoi nous avons entamé la mise en corps et en espace. Nous avons pas à pas tracé notre chemin dans ce dédale passionnant proposé par Duras. Le travail a tout du long évolué sur une ligne de crête particulièrement délicate entre stylisation et réalisme, concret et abstrait, littéralité et poésie. Si les deux personnages féminins – interprétés par Chloé Struvay et Jeanne Kacenelenbogen – se construisent par le langage, l’unique personnage masculin est quasiment muet. Je voulais donner un rayonnement particulier à sa présence physique. J’ai donc demandé à Johanne Saunier, danseuse et chorégraphe, de m’aider à guider Baptiste Blampain dans l’élaboration d’une partition corporelle. Ils ont fait tous deux un boulot formidable. Tout comme les deux filles, qui prennent en charge une partition redoutable, et plus largement toute l’équipe. Monter Duras n’est pas une promenade de santé. C’est toujours une aventure éprouvante, rude. Mais le travail de répétitions s’est déroulé dans le plaisir jubilatoire de la découverte. Plaisir qui, je l’espère, sera partagé par les spectatrices et spectateurs qui ont la curiosité de venir découvrir sur scène (ou redécouvrir puisque la pièce avait déjà été montée au Public en 1997 par Christine Delmotte-Weber) ce texte étonnant.

Propos receuillis par Deborah Danblon
Photo © Christophe Vootz

A VOIR : Yes, peut-être du 12.01 au 25.02.23