Ayant grandi dans un milieu franco-hongrois et germanophile, Pierre Martin porte une affection particulière pour les voyages en train en Europe centrale. Il parle couramment le français et le hongrois, la langue de sa maman.
Ses études musicales l’ont poussé vers les villes de Bruxelles et Budapest, pour poursuivre ses activités et études théâtrales à Paris jusqu’à aujourd’hui.
Il est co-leader de groupes de jazz expérimentaux tels que le Trio Baleine et le duo Groppe & Martin, et comédien d’Une vie sur mesure depuis 2018 avec lequel il a remporté le prix du meilleur Seul en Scène du Off d’Avignon 2021. Ses collaborations le poussent toujours vers des projets nouveaux et plus transversaux, notamment avec la pièce contemporaine Dream Job(s), mis en scène par Héloïse Meire, dont la création aura lieu à Bruxelles en novembre 2023.

Ça fait maintenant un bon moment que tu interprètes le personnage d’Adrien. Comment as-tu évolué ? Et Adrien aussi a-t-il changé ?
Tout cela est forcément très lié. Personnellement, j’ai beaucoup évolué sur deux points. Je suis plus sensible sur des tas de questions éthiques, sur ce qui touche à l’antiracisme, au sexisme, au féminisme… Et puis, je suis plus sensible tout court, grâce à des gens que j’ai rencontrés et parmi eux, Adrien. À force d’interpréter tous les jours sur scène quelqu’un qui se fait rouler dessus par le monde entier, qui a toute sa sensibilité portée à un seul endroit, je suis devenu plus fragile, mais aussi plus capable de l’exprimer. Plus le temps passe et plus ce personnage me bouleverse. 
Il faut imaginer Adrien heureux. C’est peut-être difficile à concevoir pour nous, mais, après tout, n’a-t-il pas raison ? Il porte son rocher comme Sisyphe. Finalement, il n’a même pas besoin de sa batterie pour en jouer.

Combien de fois as-tu joué Une vie sur mesure  ? Comment fais-tu pour te renouveler et ne pas tomber dans une routine ?
On a donné de l’ordre de 250 représentations en Belgique, en France, en Suisse et bientôt au Maroc.
Au fil des représentations, dans mon esprit, Adrien s’est de plus en plus lié à la batterie. Ça parait évident exprimé comme ceci, mais ça ne l’est pas tant que ça. Dans la chronologie du spectacle, il y a quatre ou cinq passages où la batterie pourrait lui être enlevée et la perspective est terrifiante pour Adrien. Il pense que s’il n’y a plus de batterie, il n’y a plus d’Adrien, sauf s’il trouve en lui une force de survie. Et cette idée me bouleverse.
Deux choses m’aident pour ne pas tomber dans la routine. Venir avec l’humeur que j’ai, bonne ou mauvaise en fonction de la journée que j’ai passée. Je n’essaye pas de créer un état je reste dans celui que me donne la somme de ce que j’ai vécu dans ma journée. J’arrive sur place, fais le point et je commence là. Comme quand on nous demande comment ça va. Soit, on répond machinalement, soit, je raconte vraiment ma journée.
D’autre part, j’ai la chance d’avoir mon metteur en scène (Stéphane Batlle) qui vient me voir régulièrement et qui a un regard fin et acéré. Il est comme un jardinier, il coupe les branches qui partent trop librement, il taille, il redresse, il fait un peu de ménage.
Quand on joue pendant aussi longtemps, tout le danger est que Pierre arrive trop dans Adrien, et c’est à ça que servent les visites de Stéphane. Les spectateurs ne viennent pas voir Pierre Martin, ils viennent assister à Une vie sur mesure
J’ai compris que je devais me méfier de moi-même, comme beaucoup d’artistes, je suis un personnage sensible qui travaille sur un fil prêt à s’enflammer. Un comédien veut être aimé et pour ça, il pourrait tomber dans des zones de confort. Et il faut corriger ça sinon, on ne raconte pas la bonne histoire.

Quelles sont les qualités qu’il faut avoir pour être un bon batteur ? Est-ce complémentaire ou antinomique avec celle qu’on attend d’un acteur ?
Elles sont complètement comparables. Il y a des deux côtés une part de technique – peut-être encore plus importante du côté de la musique. En tout cas en musique on met plus l’accent dessus et chez les comédiens plus sur la sensibilité. Mais il est important pour un musicien de raconter aussi quelque chose avec son cœur, il est indispensable qu’il soit à l’écoute. À son écoute et à l’écoute des autres. C’est exactement la même chose pour un comédien. Le but à atteindre, c’est la sincérité.
Mais quand je suis musicien, par exemple dans le groupe que je forme avec Simon Groppe, je me mets sans doute plus en danger parce que je ne suis pas protégé par un personnage que j’interprète. On joue de la musique très intime. Dans notre duo, on fait de la musique plus expérimentale, on donne beaucoup de nous, dans cette démarche, je peux creuser plus loin qui je suis intimement.
Avec Une vie sur mesure, ça dépend des représentations, cela dit, je pense n’avoir jamais été aussi généreux qu’en interprétant ce spectacle. Comme je suis seul en scène, ce qui se passe ne dépend que de moi. Je ne peux que donner ce qui me sort du cœur.
Après, on est des êtres d’émotions, il y a des jours où on décide ce qu’on va jouer, parfois on laisse la pièce nous jouer. Ce sont les représentations les plus formidables, et souvent les plus bouleversantes. Il arrive que des choses se passent malgré nous. Et alors, on est sur le Titanic, le bateau risque d’avoir une trajectoire plus puissante et de naviguer sur des eaux agitées.

Adrien est éclectique, il aime toutes les musiques, dit-il. Et toi, Pierre ? Quel est ton coup de cœur du moment ?
Pour le moment, Pierrot écoute beaucoup de rap francophone. C’est sans doute ce qui a le plus changé dans sa vie depuis quatre ans. Je suis devenu particulièrement sensible au travail des paroliers sur la langue française. En particulier sur les mots, l’utilisation de l’argot au service d’un sens me passionne. J’admire leur façon de tordre les choses pour exprimer ce qu’ils ont envie de partager. On peut tous dire qu’on est fatigués de se lever chaque matin, encore faut-il le faire avec des mots qui te brisent le cœur. Quand on y arrive, c’est terriblement touchant.
En ce moment, j’écoute beaucoup Ninho, Damso, Nekfeu, le maitre de la rime. Lui, c’est que du style. Il fait des rimes, je ne savais pas que c’était possible. Ce qu’il a fait, personne ne l’a fait. Ce mec est hyper créatif, il m’éclate. Ce sont des artistes qui font évoluer la langue française. Ils arrivent à faire rimer des mots qui ne riment pas. C’est génial !
Là où ils me touchent aussi c’est qu’ils ne se présentent pas comme des héros. Il faut les accepter comme ils sont, comme ils se montrent, en exprimant qu’ils sont des personnages imparfaits. Ils partagent leurs faiblesses, et ça me retourne. Leurs textes donnent un témoignage de ce que sont les humains aujourd’hui. C’est hyper précieux et en plus, c’est fait avec style.
Sinon, je vais encore pas mal à des concerts. J’écoute pas mal de musique live. Le philharmonique de Paris est tout près d’où j’habite, alors, quand je ne suis pas en tournée, j’en profite. Je vais aussi à des concerts de jazz dans toutes les villes où je passe, c’est ma façon de prendre la température d’un lieu.
Après, quand j’en ai l’occasion, je vais aussi voir des gros artistes comme Stromae et Woodkid.

Pour t’avoir vu trainer dans notre librairie, nous savons que tu es un lecteur. Aurais-tu une pépite à nous partager ?
J’ai lu beaucoup de Despentes cet été, j’ai dévoré ses livres et je recommande de ouf la trilogie Vernon Subutex. C’est d’une finesse dingue. Elle narre son histoire à travers plein de personnages différents. C’est subtil, on comprend le rapport de chacun au patriarcat rien qu’à travers sa façon de s’exprimer, que ce soit chez les femmes ou chez les hommes. Elle aussi manie les mots de façon complètement dingue. Elle parvient à dresser un portrait contemporain de Paris dans sa beauté et sa laideur. 

Et avant de nous quitter, as-tu des projets dont tu as envie de nous parler ?
Je viens d’enregistrer un album chant avec le trio Baleines : saxophone, guitare et batterie avec deux larrons avec qui je m’entends plus qu’à merveille. Il sortira pour le printemps, en avril prochain.
J’ai aussi un nouveau projet théâtral qui me ravit. Je vais jouer dans Dream Job(s) de Alex Lorette, mis en scène par Héloïse Meire qu’on jouera au Jean Vilar et au Rideau de Bruxelles en 2023.
Et à côté de ça, j’ai plein de projets musicaux.
Et on m’a même fait une autre proposition que j’ai refusée parce que je n’étais pas en accord avec le contenu. Parfois, j’ose dire non.

Propos receuillis par Deborah Danblon
Photo © Diána Komróczki

A VOIR : Une vie sur mesure du 03.11 au 31.12.22