Comment s’attaque-t-on à un Mythe comme Don Quichotte ?
C’est une gageure. Mais je crois qu’il faut commencer sans en avoir peur. 
Pour bien le revisiter, il faut s’accorder du temps, beaucoup de temps, et se faire archiviste pour, bien sûr, le connaître au mieux.
Lire l’œuvre. Lire sur l’œuvre. Regarder des films, des reportages. Écouter des conférences.
Récolter, récolter, amasser, stocker, prendre des notes. Et puis se lancer, en restant humble et en acceptant de se dire que ce sera peut-être un coup dans l’eau. 
C’est une étape du travail qui est passionnante et qui m’enthousiasme beaucoup. Elle permet de faire part des trouvailles aux proches, de discuter. C’est une période d’échanges qui est très riche, et qui m’est chère, car une fois terminée, on se retrouve seul face à sa page blanche ou à son clavier, et là ça se complique, on commence à suer et à douter.
J’ai aussi la grande chance d’avoir deux lecteurs avertis qui n’ont pas manqué de me recadrer lorsque c’était nécessaire. C’est très important pour moi d’avoir ces garde-fous.
 
Tu as écrit Le Fils de Don Quichotte pour une distribution déjà établie, en quoi cela peut-il aider ou compliquer la démarche ?
Dans un premier temps, il fallait que je pense à Don Quichotte et à Sancho sans trahir Cervantès. C’était très important pour moi. Aller chercher au plus près l’essence même de chacun des personnages dans leur caractère. Respecter les différences de langage par exemple. Sancho est un personnage populaire qui ne sait ni lire ni écrire et qui parle par proverbes. Je me suis amusée à déconstruire les proverbes que nous connaissons tous pour les « rebroder » à ma manière. Le vocabulaire de Don Quichotte est plus guerrier, issu des codes de la chevalerie. 
Après, puisque je connais Othmane et Philippe, je leur ai fait des « petits clins d’yeux dans le texte ».
Par exemple, je fais une allusion à The Elephant Man que Othmane a interprété. Connaissant ses capacités physiques, son amour des marionnettes, je ne me suis pas privée de lui écrire une partition à sa mesure. Ni pour Philippe qui peut jongler tant avec l’humour qu’avec la tragédie.

Que raconte Don Quichotte de nos jours et à quel point est-ce pareil ou différent de ce que Cervantès a voulu aborder ?
J’ai commencé à écrire juste après le premier confinement. J’étais pleine de toutes ces images que nous avons tous vues, le personnel soignant qui se donnait pour sauver des vies. Et je me suis dit : voilà les Don Quichotte modernes. J’ai entendu les discours complotistes à propos du vaccin (par exemple), ces discours me parvenaient assez violemment. Et là encore j’ai reconnu un trait de caractère fort de Don Quichotte. Car c’est un personnage endoctriné par des valeurs livresques, qui considère sa vérité comme supérieure à celle des autres, et que le reste n’a pas le droit d’exister. 
Je regarde la société dans laquelle nous vivons, et je constate que nous ne vivons plus dans le laisser-faire ni dans la peur du gendarme et que beaucoup de « simples citoyens » se font désormais militants, parfois même militants « hors-la-loi » et agissent lorsqu’il y a défaillance de l’État. Certains d’entre eux deviennent des symboles, comme Cédric Herrou accusé de « délit de solidarité » parce qu’il aide les migrants à traverser la frontière franco-italienne. Comme Greta Thunberg, engagée dans la lutte contre le réchauffement climatique. Comme Inna Shevchenko, figure médiatique des Femen connues pour leurs actions seins nus, qui défend les droits des femmes. Et tant d’autres. Et certainement même des gens qui vivent dans notre propre quartier. Tous ces gens sont des « Fils de Don Quichotte ».
Le combat de tous ces gens nous dit qu’il est important de croire à un idéal et de se battre en son nom même si l’issue est incertaine ou vaine. Qu’il ne faut pas perdre l’essentiel de notre vie. Qu’il ne faut pas battre en retraite. Qu’il faut s’ouvrir à la diversité de pensées. 
Je crois que c’est exactement ce que Cervantès nous dit lui aussi. Soyons fous, soyons sincères dans nos démarches, quitte à ramasser des coups comme son héros, quitte à se casser les reins, mais soyons audacieux. Cela en vaut la peine car nous pouvons soulever des montagnes aussi.

Qu’est-ce que vivre avec Don Quichotte pendant tes mois d’écriture t’a apporté ?
On ne peut pas vivre avec Don Quichotte sans vivre avec Sancho ! Et heureusement d’ailleurs ! Car si j’ai cru devenir aussi folle que Don Quichotte qui me hantait 24h sur 24 et qui m’a fait faire des kilomètres et des kilomètres à pied pour mettre de l’ordre dans mes pensées, Sancho, lui, me ramenait constamment à l’ordre en me disant : ne perds jamais ton humour. 
Ces deux personnages sont, je crois, les deux faces de Cervantès lui-même. Énormément de passages du roman sont directement inspirés de la vie même de Cervantès. La libération des bagnards par Don Quichotte et les coups de fouet pour Sancho ne sont que deux exemples vécus par l’auteur lui-même lorsqu’il fut emprisonné.
Sur un plan littéraire, Cervantès me dit que tout est possible. Que, oui, l’on peut mener un récit, et subitement l’interrompre par d’autres textes de types plus complexes dignes des philosophes des Lumières, et revenir au récit, et brouiller les cartes à nouveau en y insérant son autobiographie ou en disant qu’il n’est plus l’auteur de son propre texte, et revenir au récit encore et encore.
Et, d’avoir côtoyé Don Quichotte et Sancho, je reste avec un sentiment puissant : celui de bien chérir l’Amitié, et surtout, qu’il est impossible de vivre l’Amour si l’on privilégie l’idéologie en la plaçant au cœur de sa vie.

Propos receuillis par Deborah Danblon
Photo © Gaétan Bergez

A VOIR : Le fils de Don Quichotte du 10.01 au 25.02.23

EN SAVOIR +
Anne Sylvain est comédienne et metteuse en scène depuis 1993.
Elle a joué sous la direction de : Michel Kacenelenbogen, Céline Delbecq, Janine Godinas, Philippe Sireuil, Serge Demoulin, Patrice Mincke, Christine Delmotte-Weber, René Georges, Joëlle Cattino, Geneviève Damas, Virginie Jortay, Jean-Michel Frère, Jules-Henri Marchant, Frédéric Dussenne, Sylvie de Braekeleer, Michel Bernard, Transquinquennal, Pascal Crochet, Roumen Tchakarov.
Elle est l’autrice de : The Elephant Man, Le Fils de Don Quichotte, La Boîte, Giselle.
Ainsi que d’autres textes non théâtraux : Le déménagement, L’échappée belle, 10H58’.
Le Fils de Don Quichotte et La Boîte sont publiés aux Editions Les Oiseaux de nuit.