Bonjour, Laurent Capelluto, nous t’avons déjà croisé au Public, mais peux-tu nous dire qui tu es ?
En voilà une vaste question…
Ou pas, au fond…
À la base, je suis comédien et chaque fois que j’ai mis en scène, comme c’est le cas avec Les passagers, l’initiative n’est jamais partie de moi. Les choses se sont faites par opportunité, si je puis m’exprimer ainsi. La toute première fois, c’était il a quinze ans, quand Georges Lini m’a proposé de jouer dans L’Enfant Froid de Marius von Mayenburg. J’ai lu le texte, je l’ai découvert, je l’ai adoré et puis, les aléas du métier faisant, Georges a reçu les droits pour monter Incendies de Wajdi Mouawad qu’il attendait depuis longtemps, et ne voulait plus monter L’Enfant Froid. Il m’a alors proposé de le mettre en scène. C’était un beau cadeau. Et une révélation ! Moi qui lis spontanément peu de théâtre contemporain hors des pièces que je suis amené à jouer, je me suis immergé dans ce texte que j’ai lu et relu et c’est en le mettant en scène que j’ai réellement pris conscience de mon urgence par rapport à son contenu.
Ensuite, Florence Klein m’a proposé de mettre en scène trois textes qu’elle avait écrit à destination du jeune public. Et là encore, ils ont fait écho en moi, mais cette fois, parce qu’ils s’adressaient à des enfants qui avaient l’âge des miens à l’époque.
Pour m’investir pleinement dans une mise en scène, j’ai besoin d’être touché.
 
"Les passagers" t’ont donc touché assez pour que tu te lances dans la mise en scène ?
Bien sûr. Et pour plusieurs raisons. Les passagers est une aventure à cheval sur deux pays avec une distribution un peu différente en France où c’est Emmanuel Salinger , qui joue le personnage masculin (NDLR : Benoît Verhaert joue le rôle en Belgique). C’est lui, d’ailleurs, qui m’a proposé de lire ce texte écrit par Frédéric Krivine. Et j’ai tout de suite été embarqué. D’abord parce que j’ai aimé cette écriture : sa qualité, son réalisme, sa dimension policière, mais aussi, surtout peut-être, parce qu’elle touche à des thématiques qui m’intéressent. Frédéric, n’aborde pas ces sujets de façon étroite, mais ils les embrasse dans leur globalité. Il le fait avec humanité, intelligence et énormément de justesse. C’est un auteur efficace, dans le très bon sens du terme. Le spectateur est happé par le récit, il s’attache aux personnages parce qu’ils ne sont pas simplistes, il est secoué par les retournements de situations. Tout ça pour, au final, lui permettre de s’interroger sur la différence entre ce qu’il croit percevoir et ce qui est réellement. Et ça, c’est essentiel !
 
Le spectacle "Les passagers" aborde le conflit israélo-palestinien, comment peut-on s’attaquer à un sujet pareil en étant au bon endroit ?
Comme Frédéric le fait, justement. En nous permettant, grâce à une bonne histoire et à des personnages nuancés qui nous touchent au cœur, de sortir des idées et des préjugés que nous avons, par notre culture ou nos grilles de lectures politiques. En assistant aux Passagers, on n’est plus face à une situation, mais devant des humains, comme nous, qui se débattent dans une réalité. Et ce que j’aime particulièrement dans ce texte, c’est qu’il est à la fois très concret et terre à terre, mais qu’il a aussi une dimension poétique qui permet de respirer.
Dans Les passagers, il y a une vraie intelligence du texte et on parle de personnages qui ont une charge humaine très forte. On ne se retrouve pas seulement face à un flic israélien qui interroge une Palestinienne suspectée d’être la responsable d’un attentat, mais devant deux humains que tout sépare : leurs origines, leurs pensées, leurs croyances, peut-être même leur classe sociale, et qui vont, qu’ils le veuillent ou non, être forcés de se rencontrer. Et là, on sort du contexte, et on entre dans l’universel. On n’est plus uniquement dans ce conflit précis, mais on bascule dans ce qui raconte ce dans quoi, qui que nous soyons et où que nous vivions, on s’enferme ou on se laisse enfermer.
 
Nous sommes tous des passagers ?
Quand on parle de passagers, il est en fait question d’un passage d’humanité. D’une transmission, d’une contamination d’humanité. On part d’un homme et d’une femme, pas d’une Palestinienne et d’un Israélien. Pas d’un policier et d’une suspecte. Alors, oui, on se retrouve dans une salle d’interrogatoire parce que c’est un code qu’on connait bien, qu’on a vu dans beaucoup de séries américaines et c’est justement cette situation qui nous donne une impression de pays de connaissance et qui va nous permettre de basculer dans quelque chose d’universel. Ce texte – et je l’espère le spectacle – nous amène à porter un regard au-dessus, un regard plus large, plus ouvert que celui qu’on avait avant de rencontrer nos deux personnages. Alors, bien sûr, à chacun sa lecture subjective, c’est normal. Mais ici, on l’aborde à hauteur d’homme et de femme.
La force de ce type de théâtre réaliste c’est qu’il accentue naturellement le processus d’identification. Et, une fois qu’on est en empathie, le retournement qu’il opère en nous permet une relecture du récit d’un regard neuf.
Si je réussis ma mise en scène, les spectateurs ressortiront de la salle en se disant qu’ils n’ont pas vu ce qu’ils croyaient voir.
 
Entre jeu et mise en scène, ta vie professionnelle est multiple. Comment aime travailler Laurent Capelluto ?
Mon métier m’amène à travailler dans différents lieux et avec différentes équipes. Au théâtre, au cinéma, ou pour des séries. Ce que j’aime, et recherche, c’est le sentiment de faire partie d’une dynamique où tous, chacun dans sa fonction, s’emploient à répondre à une urgence à raconter une histoire, portée par un auteur et un metteur en scène ou un réalisateur. Et chacun mettra sa subjectivité en commun avec les autres, pour trouver ensemble une subjectivité commune, qui permettra de raconter la même histoire. Sentir qu’on fait partie, le temps d’un projet, de quelque chose de plus grand que soi. Et qu’ensemble on parvient à créer quelque chose que la simple somme de chacun de nous ne pourrait réaliser. Que quelque chose en plus se dégage de cette mise en commun des énergies, des points de vue et des créativités de chacun. Et ce sentiment permet d’aller au-delà des questions narcissiques liées à celle de la reconnaissance de son propre travail (bien sûr également présentes). C’est très porteur et donne beaucoup de sens à ce métier.
Quand les choses se passent comme ici, sur Les Passagers, c’est une alchimie tout à fait réjouissante, où chaque membre de l’équipe est impliqué. On travaille main dans la main. Et comme on avance tous dans le même sens, ça permet de ne plus se poser de questions sur la démarche et c’est grisant.
Cette impression d’être à ma place et d’appartenir à un tout, est quelque chose qui me comble professionnellement. Je ressens ça depuis vingt ans à l’Infini Théâtre, de Dominique Serron, ma famille artistique, dont la rencontre est pour moi fondatrice. En tant qu’artiste et en tant qu’homme.
 
À propos de famille d’artistes, ce n’est pas la première fois que tu collabores avec le Public. Te souviens-tu de tes autres fois ?
Oh oui, je m’en souviens. Au Public, j’ai toujours vécu des émotions fortes. La première fois, c’était dans Papiers d’Arménie de Caroline Safarian mis en scène par Guy Theunissen, et vu le sujet et la forte communauté arménienne à Saint-Josse, on se demandait vraiment comment les « voisins » allaient réagir. Heureusement, tout s’est bien passé. Ensuite, j’ai joué dans Tristesse animal noir de Anja Hilling mis en scène par Georges Lini, une pièce forte entre ombre et lumière que le hasard du calendrier à fait tomber au milieu des attentats de Bruxelles. Et, la dernière fois avant celle-ci, c’était beaucoup plus léger, dans Rétrospective de Bernard Cogniaux, sous l’œil qui crolle de son auteur et dans la lumière de Pietro Pizzuti, à la mise en scène.
 
As-tu un souvenir fondateur qui fait que Laurent Capelluto est l’artiste qu’il est ?
Sans hésiter, ma rencontre avec Pierre Laroche, mon professeur de conservatoire. Un homme merveilleux qui avait la capacité magnifique par son regard de donner à ses élèves la légitimité de faire ce métier-là.

Propos recueillis par Deborah Danblon.

A VOIR : Les passagers du 09.09 au 22.10.22