Quelle est la pertinence de parler de Prévert de nos jours ?
Je pense que si Prévert reste tellement actuel c’est parce que ce qu’il a écrit est terriblement contemporain. Son expression a l’air simple, presque enfantine et, derrière la simplicité, se cache des choses beaucoup plus fortes et complexes. Quand on le relit ou qu’on le découvre, on mesure à quel point ses mots n’ont pas pris une ride. Il était même précurseur dans les leçons de liberté qu’il donnait, dans la critique du rang qu’on doit tenir. Plusieurs de ses textes dénoncent déjà le patriarcat, cette puissance du chef de famille qui se permet tout. Du chef en général, d’ailleurs.
Je l’aime aussi beaucoup parce qu’il se bat de façon virulente contre l’injustice pour prôner l’amour. Et, il met toute sa force poétique dans ce combat-là. Rien que cela donne du sens à le monter aujourd’hui. Ce sont des valeurs essentielles à mes yeux qui valent tellement la peine d’être encouragées.
Prévert est aussi moderne parce qu’il n’a pas peur de secouer les convenances, il lutte contre toutes les autorités : militaristes, cléricales… Alors, moi qui ai un problème avec l’autorité, c’est vous dire si ça me parle !
Sa force est de le faire avec un humour qui adoucit et rend acceptable ce qu’il dit. 
Au départ, le spectacle a été joué dans la cour du Public pendant les Retrouvailles. Toutes les représentations étaient alors données avec un casque pour ne pas être gêné par les bruits de la rue. Pour les spectacles en salle, tu as souhaité conserver les casques, peux-tu nous expliquer pourquoi ?
J’ai voulu qu’on puisse continuer à chuchoter à l’oreille des spectateurs. Quand on chuchote, on peut jouer sans éclats. Le casque permet aussi à l’auditeur de se plonger dans sa propre bulle acoustique. À première vue, on pourrait croire que cela le prive de contact, qu’il se replie sur lui-même, mais pas du tout. Nous avons déjà beaucoup joué le spectacle, en intérieur comme en extérieur et nous avons pu observer le partage. Tout le monde est dans le même lieu, on raconte la même histoire, seulement, ils vivent tous leur propre aventure en parallèle. Ce flot poétique est tellement dense que chacun doit le recevoir à sa manière. Leur glisser les textes directement dans l’oreille nous permet de rester centrés, de nous limiter aux mots, de ne pas faire trop d’actions qui pourraient détourner l’attention du propos.
Cet été, on a joué à Rennes, au festival « Les tombées de la nuit ». On était dans un parc, devant 200 transats pendant la canicule. Beaucoup de spectateurs ont pu se poser et en profiter pour fermer les yeux. Ils étaient en même temps avec nous et aussi partis dans leur monde.

Prévert est un artiste multiple et trop peu souvent apprécié à sa juste valeur, vous vouliez lui rendre une forme de justice ?
Prévert est clairement un auteur multiple, il est à la fois poète, parolier, scénariste et dialoguiste.
Notre désir était de faire le spectacle le plus ouvert possible, tant sur le contenu que pour le public auquel il s’adresse. On voulait vraiment que ce que les gens viendraient voir soit à son image et surtout pas ne viser que les seuls initiés.
C’est pour ça que, dans cette optique, nous avons sélectionné quelques textes connus, mais surtout beaucoup d’inconnus et aussi des textes corrosifs et contestataires qui ne sont pas ceux qu’on met en avant d’habitude. Notre désir était vraiment de sortir des textes mignons qu’on apprend à l’école. De toucher avec ceux dans lesquels il y a de vraies critiques sociétales comme dans La lessive : Il faut laver son linge sale en famille… (le reste est dans le spectacle).
On voulait que le spectacle soit à l’image de Jacques : un mélange de corrosif acide et d’immense humanité. Prévert, il a un formidable amour de la vie. Mais, à la fois, il dénonce ce qui le brutalise. Sa force est de ne pas donner de leçons, il peint des tableaux poétiques dans lesquels il s’inscrit au même titre que ceux qu’il pointe.
On fait tous partie de la fresque, et quand on plonge dans Prévert, chaque personne en ressort avec les émotions qu’elle a perçues.

Plus que remettre Prévert au goût du jour, votre spectacle découle-t-il d’une envie de faire découvrir l’auteur dans sa vraie complexité ?
De son vivant Prévert était décrié par ses contemporains à cause de son langage simpliste.
Pour ma part, je l’assimile souvent à Sempé. L’époque est un peu différente, bien sûr, mais leur idée est la même. Créer quelque chose de très simple qui semble naïf au premier regard, mais qui est en réalité très fort.
Les deux mettent en scène des enfants et des personnes perdues dans l’immensité du monde.
Des personnages tout petits et simples dans un décor très chargé et recherché. Nous avons tenté de reproduire cela dans notre scénographie. On a recherché le côté enfantin du jeu où des adultes encore enfants – ou qui retrouvent leur enfance – s’amusent dans un terrain vague rempli de bric et de broc. On a pu le faire, parce que nous trois, nous sommes vraiment comme ça. C’est une forme de théâtre dans le théâtre.
On pourrait se demander où sont les spectateurs, là-dedans. Eh bien, ils sont tous des Jacques. Nous sommes tous des Jacques. Tout le monde s’appelle Jacques et la boucle se boucle, chacun est inclus dans le spectacle.
Dans cette idée, on fait très attention à l’accueil du public, à l’ambiance de début de spectacle. Le spectacle commence littéralement à l’entrée dans la salle. Cela nous semblait essentiel pour rendre vivant un moment qui traite de poésie afin de sortir de la déclamation emphatique et d’en faire du spectacle vivant.
Prévert reste un des poètes les plus populaires. Ne fut-ce que par ses chansons comme Les feuilles mortes ou les récitations que les enfants apprennent encore à l’école.
Mais ce que j’aime chez lui, c’est qu’il est aussi un anarchiste avant l’heure. Il conteste toute forme de pouvoir. Mais il conteste avec poésie et en te laissant un travail à faire en tant que lecteur. Il n’impose rien. Tu reçois ou pas.
La force de Prévert est de pouvoir rester simple et accessible en disant de vraies choses. En fait, il arrive à la pureté, une pureté nimbée d’un amour énorme pour ses pairs comme sur la photo qu’on utilise dans le spectacle, celle où il est attablé devant un verre de vin rouge, clope au bec, son chien couché à ses pieds et qu’il regarde passer les gens. On voit en lui l’éponge qui se remplit d’images qu’il va trier et pouvoir ressortir.
Cet homme est un bizarre mélange de douceur enfantine et de refus de quelque chose dans la colère. Il est totalement bouleversant.

Concrètement, comment le puzzle s’est-il construit ? Et comment fonctionnez-vous avec les moments d’improvisation ? Bref, comment avez-vous fait, dramaturgiquement parlant, pour partir de rien et arriver à tellement ?
La première décision a été les choses en trois parties : l’enfance, la révolte et la mélancolie. On a organisé les textes autour de ces thématiques avec toujours le désir de les garder dans leur version intégrale et de ne rien y changer, on ne se le serait pas permis !
Pour la sélection, on a d’abord tous amené ceux qu’on aimait. On les a posés sur la table. Et on a construit une histoire en faisant des renoncements, il fallait bien choisir. Notre histoire de Jacques est composée de textes de Prévert, mais elle est écrite avec notre moelle à nous. C’est la nôtre, on aurait pu raconter tout autre chose, mais c’est à celle-ci que nous sommes arrivés. C’est notre Jacques à nous.
On a centré le propos sur l’enfance en commençant avec la naissance. On a d’abord l’orgue de barbarie, étrange et inquiétant, puis un texte qui parle de la grande loterie de la vie. De la chance qu’on a de tomber dans une bonne famille, ou pas. C’est trash et doux à la fois.
Après, les enfants grandissent, ils se révoltent. Deviennent des jeunes gens qui vont à la guerre que l’on évoque avec ces textes qui parlent de l’antithèse de l’amour, comme sa version du Notre Père… (... qui êtes aux cieux, restez-y…).
Et on conclut sur une dernière partie très mélancolique qui parle de la vie qui passe, du temps qui file, de l’amour qui s’étiole.
On a voulu cette fin à la fois douce et dure avec des textes d’amour et de désunion qui évoquent des pertes d’hommes et de femmes qui ne se trouvent plus. Alors, je ne sais pas si c’est lui ou si c’est moi, mais cet homme me transperce de mélancolie.
Pour les impros entre les textes, on a toujours voulu être très jouettes, on ne se prend pas la tête, on est dans le ludique, trois personnages dans le terrain vague de l’enfance, des souvenirs de leur âme et qui s’amusent en partant d’un objet, d’une note, une musique.
Ça a été une création sans pression que nous avons rêvée et construite pendant le confinement. À l’image de Prévert, pleine de douceur et de sens. Et je pense que ça se ressent dans le spectacle final.
Le plus important, ce n’est pas ce qu’on fait sur la scène, mais comment on le fait. Jacques est un spectacle à tiroirs. Chacun y voit ce qu’il veut. C’est un vrai spectacle familial.
Mon rêve c’est que les enfants viennent avec les grands-parents et qu’ils se racontent ensuite ce qu’ils ont vécu. 

Propos receuillis par Deborah Danblon
Photo © Dahrzeidane

A VOIR : Jacques du 02.11 au 23.12.22