(Illustration : Carré blanc sur fond blanc - Kasimir Malevitch - 1918 - Moma)

Pourquoi une toile blanche suscite-t-elle l’incompréhension et le mépris ? Pourquoi, d’autre part se vend-elle à un prix exorbitant ? Et pourquoi en somme, cette œuvre sert-elle de point de départ pour une pièce qui s’interroge sur les motifs de l’amitié ?

Lorsque Yasmina Reza écrit sa pièce en 1994, l’œuvre qui suscite la dispute entre trois amis n’est même pas une création franchement nouvelle, propre à choquer. Il s’agit d’un monochrome, soit d’une peinture abstraite jouant avec une seule tonalité. 
L’abstraction, soit une option artistique dans laquelle une œuvre n’a pas de sujet, ne raconte pas d’histoire et ne décrit aucun objet identifiable, est née au début du XXe siècle. Par facilité, les historiens d’art en donnent la paternité à Wassily Kandinsky vers 1911, mais la tendance à se libérer du sujet est bien plus large et profonde à l’époque. Elle est la conséquence logique de toutes les audaces entreprises depuis le post impressionnisme et le symbolisme : le fauvisme, l’expressionnisme et le cubisme, entre autres. 
Deux tendances vont naître au sein de l’abstraction : la lyrique -celle de Kandinsky- qui invite une gestuelle spontanée basée sur la force des couleurs, et la construite dont Mondrian est le grand représentant et qui base son langage sur les formes géométriques. De cette deuxième option émerge le fameux « Carré noir sur fond blanc » peint par Kasimir Malevitch en 1915, auquel l’artiste russe fait succéder de manière plus radicale encore, le fameux « Carré blanc sur fond blanc » en 1918. D’aucuns pensent alors que la peinture est arrivée à son expression ultime, qu’elle ne peut que mourir après de telles extrémités. Quelle erreur ! La peinture abstraite n’en était qu’à ses débuts, comme en témoigneront après la seconde guerre tant les expressionnistes américains comme Jackson Pollock ou Rothko que le français Soulages. En Belgique, Marthe Wéry a prouvé dans des toiles monochromes d’une incroyable sensibilité combien un bleu peut être décliné à l’infini. Multiple, l’art du monochrome a prouvé et prouve encore sa pertinence aujourd’hui.
L’œuvre du pseudo Antrios s’inscrit dans cette ligne.

Mépris
Pourquoi Marc, l’un des trois personnages de la pièce méprise-t-il tant cette œuvre et pourquoi Yvan est-il dubitatif ? Répondre que Marc est viscéralement opposé à la modernité (soit à l’art de son époque) et qu’Yvan est un béotien complaisant, se révèle trop simple. Ce n’est qu’une partie de la réponse. Bien sûr, la peinture, comme la musique ou la littérature, constitue un domaine très vaste envers lequel la curiosité de chacun, la pratique qu’on en fait affine sa connaissance et son appréciation. L’art est trop souvent considéré comme une manifestation de beauté, qui doit séduire d’emblée, sans une once d’explication. Rien n’est moins vrai. Avant la fin du XIXe siècle, la peinture n’a jamais été seulement qu’un objet de délectation esthétique. Elle a toujours poursuivi d’autres buts, incluant souvent la recherche de beauté mais jamais exclusivement.
Depuis la préhistoire, l’art a avant tout permis à l’homme de s’expliquer le monde, de l’apprivoiser, de servir les dieux, et de glorifier les hommes. Que ce soit en Égypte pharaonique, ou dans le Moyen-Âge chrétien, l’art raconte des histoires dans un but d’édification, il dresse le portrait des êtres illustres ou surnaturels, convoque des mondes merveilleux ou infernaux qui appartiennent à l’au-delà.
Bien sûr en occident, les Grecs ont lancé des règles d’harmonie qui seront reprises et développées à la Renaissance et qui ont réglé l’enseignement des Beaux-Arts jusqu’au XXe siècle. Mais ces règles servent toujours un autre propos. C’est tellement vrai que de manière générale, aujourd’hui encore, une peinture 
« qui raconte », une peinture dont « on comprend le sujet » reste plus saisissable qu’une œuvre évitant de s’épancher. Il suffit de comprendre ce que Marc et Yvan accrochent à leurs murs.
Et dans cet ordre d’idées, la fin que donne Yasmina Reza à sa pièce prend significativement tout son sens.

Du savoir-faire
À l’exemple de la Grèce antique en outre, la notion de « génie », de « talent » a conféré aux peintres, petit à petit à partir du XVe siècle, le statut d’Artistes et non plus d’artisans. L’excellence de la touche, la patte du maître sont devenues des incontournables. La virtuosité minutieuse de Jan Van Eyck, le panache velouté de Rubens sont universellement loués.
De Rembrandt à Van Gogh, certains se sont vus rejetés à cause de leur manière jugée diversement rugueuse, brouillonne, malhabile, bref en dehors des critères académiques. Encore aujourd’hui, la peinture abstraite encourt souvent cet opprobre. Le mépris de Marc pour quelques traits blancs dans une espace blanc tient aussi au fait que cela pourrait être peint par n’importe qui. La perte de la foi en le savoir-faire, assumée par les artistes depuis le XXe siècle n’a pas forcément été acceptée par tous.
Marc d’ailleurs, s’en prendra aussi à l’art conceptuel, et sans doute pour la même raison.
Au cours des années 10/20 de ce XXe siècle fécond, Marcel Duchamp rejette justement cette qualité de « savoir-faire » en produisant les « Ready made », soit des sculptures à partir d’objets manufacturés, présentés comme tels. Une idée sous-tend le propos : le plus important, c’est l’idée, le « concept » de l’artiste. Il ouvrait ainsi une vanne féconde à de nombreuses expressions artistiques et non des moindres. 
Parfois voire souvent, ces manifestations conceptuelles s’accompagnent d’explications, de justifications qui les entourent d’une aura intellectuelle.
L’absence de séduction esthétique qui peut caractériser ces deux grandes mouvances de l’art dit moderne et cette empreinte parfois verbeuse ont eu pour effet de les rendre moins accessibles à tous les publics, comme si elles étaient réservées à un milieu adoubé. Chaque nouvelle proposition artistique jouant dans ce créneau est alors considérée comme « d’avant-garde »
Ce milieu un peu snob est celui auquel tient à appartenir Serge. 
Le « modernissime » conspué par Marc et vénéré par Serge renvoie à cette pseudo obligation de n’adhérer qu’à ces tendances-là comme si, seules elles dirigeaient le destin de l’art.
Car dans le même temps, que l’on puisse être tout simplement sensible aux variations d’une couleur, que l’on puisse être séduit par une œuvre sans que l’on se l’explique, sans que l’on se justifie, que l’on argumente, devient suspect… d’où peut-être le désarroi d’Yvan. 
Lorsque souvent Serge et Marc emploient le mot de « déconstruction », ils évoquent peut-être plus ces évolutions artistiques que le terme utilisé par le philosophe Jacques Derrida, qui conduisit à l’un des courants majeurs de l’architecture contemporaine, le Déconstructivisme, né dans les années 1980 mais dont le monument le plus emblématique reste le Musée Guggenheim de Bilbao par Frank Gerhy en 1997.

Une question de prix
Pourquoi diable, Serge semble-t-il heureux d’avoir payé très cher un tableau ? Friand d’expositions, Serge est un amateur d’art. Mais aurait-il acheté un tableau pour lequel il aurait eu un simple coup de cœur sans qu’il ne soit présenté par une galerie renommée ? Rien n’est moins sûr.
Le marché de l’art a toujours été structuré au cours de son histoire, que ce soit en guildes au Moyen-Âge, dans les cours princières à la Renaissance, ou par l’État et les académies depuis le XVIIe siècle. Mais depuis la seconde moitié du XIXe siècle, le marchand d’art et puis le galeriste, ont pris une part de plus en plus prépondérante dans le domaine. Depuis quelques décennies, les galeries font la pluie et le beau temps dans le domaine des cotations. En liaison directe avec les institutions défendant l’art actuel, les galeristes imposent leurs poulains, font et défont les prix et les carrières. Non seulement l’art actuel mais l’entièreté du marché artistique est entraîné dans ce manège que les salles de vente font allègrement tourner.
Aujourd’hui, l’art est un produit coté, comme en bourse et nombre de collectionneurs sont avant tout des investisseurs qui préfèrent octroyer leur confiance à un galeriste plutôt qu’à un banquier. 

En conclusion
Heureusement, il reste encore des galeristes passionnés par l’art et de sincères amateurs en dehors de ces circuits, et mêmes à l’intérieur de ces circuits ! 
Le propos de la pièce n’est pas la critique de l’art, mais la valeur de l’amitié. Cependant, force est de constater que l’art actuel permet à l’auteure de nourrir magnifiquement son propos et l’analyse des travers qu’elle en livre reste aujourd’hui encore d’une implacable actualité. 

Par Anne Hustache
Historienne de l’art, Critique AICA
 


EN SAVOIR +
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