Avant de commencer cette interview, Jacqueline, Simon, comment allez-vous et comment se déroulent les répétitions ?
(RIRES)
Jacqueline Bir : Bien jusqu’à nouvel ordre, mais on n’est pas au bout de nos peines.
Simon Paco : Bien, je suis très confiant !
Jacqueline : Il a beaucoup de chance, moi je me pose encore beaucoup de questions. (RIRES) Mais nous sommes là pour travailler.
Simon : Je suis confiant, pas parce que j’estime qu’il n’y a plus de travail mais parce que je considère qu’à partir du moment où nous avons des instants soutenus, des instants où tout est juste durant les répétitions, le corps l’a enregistré. Et nous avons eu cela sur différents moments avec Jacqueline. En plus, il y a de l’écoute et du respect et nous créons un spectacle ensemble. Nous sommes d’accord sur le spectacle que nous sommes en train de créer. C’est pour toutes ces raisons que je reste confiant.
Jacqueline : Oui moi aussi je te fais confiance et puis voilà on plonge dans l’inconnu, même si on connaît bien l’Histoire, mais bon, c’est vivant, c’est une matière vivante…

Pourquoi avoir choisi de travailler ensemble ? Simon, est-ce que pour toi Jacqueline Bir a été une évidence dans le rôle de Brunhilde Pomsel ? Et pourquoi ?
Simon : Excellente question !
Jacqueline : Je vous remercie de l’avoir posée !
(RIRES)
Simon : Pour la petite histoire de la grande Histoire, j’avoue que quand j’ai vu que Maggie Smith jouait à Londres, je m’en foutais un peu de ce qu’elle allait jouer, je voulais la voir, voir Maggie Smith !
Jacqueline : Ça, je comprends.
Simon : J’ai réservé ma place un an à l’avance dans ce tout nouveau théâtre qui venait d’être créé, le Bridge Theater. Et puis le jour J est arrivé. Je me suis assis dans cette salle et je vois un spectacle qui me bouleverse par sa thématique, en plus de vivre une masterclass. Lorsque je sors de la salle, deux évidences : ce texte ne peut pas rester là, il faut absolument qu’on le fasse à Bruxelles ! Pas besoin de réfléchir, Jacqueline Bir est une évidence. Je ne sais pas expliquer pourquoi, même si, je me rappelle avoir vécu, d’autres masterclass dans ma vie, et Oscar et la Dame Rose quand j’étais jeune en fait partie.

Et vous vous connaissiez ?
Jacqueline : Oui, moi j’avais déjà croisé Simon au Festival Bruxellons !
Simon : Et au Public !
Jacqueline : Au Festival Bruxellons !, sur les spectacles où Simon avait fait la mise en scène. Oui, évidemment, moi j’ai été très touchée par ce garçon, ce jeune metteur en scène, qui vient vers moi pour me demander si je voulais bien lire le texte d’A German Life, sachant que cette dame-là, Maggie Smith pour laquelle j’ai une admiration totale, l’a joué ! C’est évidemment dangereux pour moi, parce que pour moi il n’y a pas de comparaison entre moi et elle. J’ai assez d’humilité pour me rendre compte que je ne suis pas au même niveau que cette actrice-là. Mais on peut toujours travailler. Cela dit, j’ai une expérience, j’ai joué des belles choses et je peux, peut-être, arriver à ce niveau-là. Arriver à humainement toucher le public, parce que c’est quand même un sujet, plus qu’important.

Jacqueline, en amont du projet, est-ce que la différence de génération qui vous sépare vous et Simon a plutôt été source d’enthousiasme ou, au contraire, de réticences ? Que trouvez-vous qu’elle apporte dans la dynamique de travail ?
Jacqueline : Forcément, à mon âge, pour la fin du chemin, ça me touche que la jeunesse ait encore envie de voir ce que je peux apporter. Aussi, que la jeunesse essaye, peut-être, de me déstabiliser, un petit peu, pour voir ce que je peux donner de meilleur. Je suis toujours pleine de curiosité, ça ne me dérange pas de me remettre en question et d’avoir un regard neuf, de personnes d’une tout autre génération. C’est même formidable, c’est chouette !

Vous semblez très attaché·e·s au personnage de Brunhilde. Simon, qu’est-ce qui t’a marqué chez elle ? Pourquoi raconter son histoire aujourd’hui ? Pour toi, à quoi fait écho son récit de vie ?
Simon : À l’école, quand on a étudié la Seconde Guerre mondiale. On m’enseignait l’histoire des pays vainqueurs celle des meilleurs du monde et qui n’avaient jamais collaborés… Un petit moustachu qui avait décidé de tuer pleins de juif·ve·s, méchant petit moustachu, suivi par les méchant·e·s allemand·e·s… J’exagère, mais à peine. Je n’arrivais pas à comprendre comment ce fameux peuple allemand (dont fait partie ma famille maternelle), avait suivi un régime, les yeux fermés… ? Et c’est quelque chose d’inscrit dans l’inconscient collectif, je le sens bien, encore maintenant, quand je parle de ce spectacle autour de moi.
Ce qui m’a touché dans ce personnage, c’est de comprendre que la Seconde Guerre mondiale n’est pas l’histoire d’un méchant moustachu qui a tué des millions de juif·ve·s ou l’histoire d’un peuple qui a suivi un petit moustachu… Il faut comprendre à quel point pour rentrer dans une période aussi sombre, qui est l’extermination de 6 millions de juif·ve·s, l’extermination de milliers de roms, d’homosexuel·le·s, d’handicapé·e·s, etc. il fallait… C’est l’histoire de la grenouille, qu’on met dans la casserole et qu’on allume le feu… C’est le personnage de Brunhilde qui m’a en partie appris ça, il m’a appris à faire des recherches et à conscientiser que la première fois que l’antisémitisme existe en Europe, c’est bien avant la Première Guerre mondiale et que les premiers hommes politiques nazis qui sont arrivés au pouvoir, y sont 8 ans avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Je me suis identifié à ce personnage, je me suis posé cette question : et moi ? Au final on est juste des êtres qui tentons, tant bien que mal, avec nos souffrances personnelles et individuelles, de vivre.
Jacqueline : De survivre.

Jacqueline, qu’est-ce qui vous a plu dans la pièce A German Life ? Pourquoi avoir accepté de jouer ce rôle, d’ancienne secrétaire de Goebbels ?
Jacqueline : J’ai été très touchée par le personnage de Brunhilde dès la première lecture. Tout de suite ça m’a intéressée parce que c’est une femme simple, c’est un quidam, une femme quelconque, une femme comme une autre, comme nous tous et toutes dans la vie, voilà ! Cette femme vit sa vie ! Je trouve ça intimement difficile de traverser une période comme celle qu’elle a traversée et ce qui est intéressant c’est justement cette femme quelconque, cette femme ordinaire qui a vécu cette guerre et tout ce moment de l’histoire qui me bouleverse toujours, sans peut-être se rendre compte de ce qu’elle vivait. Elle est tellement démunie, je trouve, c’est quelqu’un de touchant, quelque part, parce que c’est n’importe qui, vous et moi.

Simon, envisages-tu ce spectacle comme un acte de résistance par rapport à l’époque dans laquelle nous vivons ?
Simon :
Les raisons pour lesquelles je fais ce métier sont éminemment éducationnelles et donc par conséquent politiques et dans la résistance d’une certaine manière. Oui, c’est comme ça que je vois et souhaite faire mon métier. Je n’y arrive pas toujours, et je ne peux pas me mettre dans la tête des spectateurices. Rien n’est noir ou blanc et tout est constamment plus compliqué. Ça demande effectivement un travail énorme sur soi-même. J’ai envie de bousculer les gens en disant ok, ça c’est l’histoire, on s’en fout, c’est passé mais demain on peut changer !
Et demain ça passe par l’éducation et par la culture et l’art, je le répète, la culture !! Aussi par l’échange, par le débat, par la réflexion… Brunhilde ne fait que cela durant tout le spectacle, 
lever un miroir pour dire : Regardons-nous ! Moi j’ai 102 ans et je ne me suis peut-être pas remise en question à l’époque et vous ? Est-ce que vous vous remettez en question aujourd’hui ? Parce que c’est bien de dire que moi j’ai été conne de suivre ou que j’ai été individualiste mais vous ?
Et elle le dit d’ailleurs dans le texte : Vous regardez la télé, vous regardez les atrocités qui se passent en Syrie. Alors que ça soit en Syrie ou la communauté des Ouïghour·e·s dont on entend parler depuis plusieurs années, ou bien l’Ukraine aujourd’hui, là maintenant, tout de suite ! On finit toujours par éteindre la télé, par fermer les réseaux sociaux ou les rideaux et par aller manger au restaurant ou même aller au théâtre et voir un spectacle qui dénonce…
Jacqueline : C’est notre utilité, quoi qu’en pensent les politiques, c’est de proposer aux gens de réfléchir avec nous les artistes. C’est de les déranger un peu dans leur confort intellectuel. C’est simplement de les faire réfléchir. C’est à ça qu’on sert, c’est tout et c’est simple.

Jacqueline, doit-on résister à quelque chose aujourd’hui ? Est-ce que vous voyez des ressemblances ou des différences avec le quotidien de Brunhilde Pomsel ?
Jacqueline : Cette femme elle vit, tout simplement. Elle vit sa vie. C’est ça qui est terrifiant, c’est que chacun, chacune essaie de sauver sa peau et se préserve de beaucoup de choses et essaie de ne pas penser à l’essentiel… et c’est ça que je trouve dommage. Nous devrions déjà commencer à arrêter notre société de consommation, peut-être que ça ferait évoluer les choses et que le monde pourrait changer un jour, dans 50 ou 100 ans, je ne sais pas. Tout le monde sauvegarde sa pauvre petite existence. Résister aux idées c’est vrai que ce n’est pas facile, la position de cette femme est très ambiguë, ça nous laisse encore perplexes aujourd’hui. Je trouve que la vie est une interrogation permanente.

Et le processus de travail... Simon, il y a un très grand aspect historique dans A German Life, quelles recherches et documentations ont été nécessaires pour la création ?
Jacqueline : Moi, je suis de l’époque quand même. (RIRES) Alors je pense que le vécu est là !
Il y a quelque chose que je trimballe avec moi, c’est un bon terreau de départ pour le travail. Simon connaît très bien son sujet, il a pu nourrir tout ce qui est vrai. Il ne faut pas oublier le travail de dramaturge de Christopher Hampton qui est formidable. Il a fait un découpage de ce texte interminable, l’a rendu accessible et finalement, c’est un texte qui peut être joué.
Simon : Le travail de Christopher Hampton est incroyable sur ce texte. Mes étapes de recherches sont nombreuses. Le hasard fait que je travaille sur la fin de la dynastie des Habsbourg pour ma prochaine mise en scène au Festival Bruxellons !. J’ai donc fait un travail de recherche qui débute du milieu de la dynastie des Habsbourg. Un moment de l’histoire où l’Europe est au sommet de ses plus grandes royautés. Et pas seulement en Europe mais aussi en Russie, en Turquie... Au moment où les royautés sont au plus haut et puis en chute libre : c’est ça qui mène à la Première Guerre mondiale et à l’entre-deux-guerres et tout ce que ça comporte d’impossibilité de paix. Finissant par la Seconde Guerre mondiale (c’est un résumé rapide évidemment, comme je le disais plus haut, tout est plus compliqué que ça évidemment) et je me suis arrêté dans les années 50. Ces recherches ont été faites en littérature pure, en littérature historique, scientifique, magazines, documentaires. Des expositions. J’ai fait des recherches sur tout ce que je pouvais trouver historique, fictionnel ou autre dans cette thématique là avec le maximum d’informations que je pouvais trouver. C’est le gros travail de recherche que j’ai fait. J’ai pris les éléments qui me paraissaient les plus importants dans ces recherches là pour nos répétitions.
Jacqueline : Il nous a apporté des morceaux de documents sur lesquels on travaille et qui sont exposés dans la salle de répétitions. Le problème c’est qu’au final il ne reste plus que des mots pour traduire tout ça. (RIRES) Et puis l’être humain. C’est magnifique parce que je pense que le public a quand même des souvenirs, des idées, a entendu parler, même les jeunes, entendu parler de cette époque-là. Peut-être que les vieilles personnes ont aussi des souvenirs, donc je pense que ça peut remuer et toucher le public. Oui. Je crois.
Simon : Peut-être que les grands-parents vont amener les jeunes enfants et leur raconter leurs souvenirs, les souvenirs des bottes nazies dans les rues de Bruxelles… Finalement A German Life c’est un travail intergénérationnel entre la comédienne et le metteur en scène mais aussi entre les différentes générations de spectateurices. Parce que finalement A German Life n’est qu’une histoire du quotidien.

Jacqueline, avez-vous des souvenirs de la Seconde Guerre mondiale ?
Jacqueline : Oui forcément parce que je suis née en 1934 et j’avais l’âge de passer des heures dans les abris et j’ai su ce que c’étaient les bombardements… Tout ça est lié, et je pense qu’on sait de quoi on parle tous les deux.
Simon : Dans le texte elle parle des choses importantes à Berlin dans les années 30 ; la culture, les théâtres, les cinémas… et dans cette période de violence, il y avait des grand·e·s intellectuel·le·s, dont beaucoup ont fui ou sont décédé·e·s dans les camps de concentration. Je pense que ça fait du bien de relire ces grand·e·s intellectuel·le·s qui ont été des hommes et des femmes de lettres, de Brecht à Arendt, deux écritures complètement différentes qui se complètent et qui se rejoignent. Parce que ce qui se dit là, il suffit de changer les dates et les noms et c’est valable de nos jours…

Jacqueline, vous avez interprété durant votre carrière de 70 ans, les plus grandes figures du répertoire, A German Life est un récit basé sur un témoignage réel, comment l’avez-vous abordé ? Est-ce que cela est plus simple ou plus difficile à interpréter sur un plateau ?
Jacqueline : C’est très difficile parce qu’il faut être seule en scène. Ici je trouve que c’est le summum de la difficulté parce qu’on est comme un papillon accroché là, sur la toile et il n’y a pas d’emballage cadeau autour. Simplement, un être avec toute sa fragilité, tout ce qui fait la quintessence de l’être humain. C’est une vie simple et il n’y a rien de plus difficile à faire que la simplicité et je pense que techniquement il faut bien avoir au moins toutes mes années de travail pour pouvoir pratiquer et essayer de faire passer tout ce qu’il y a d’infiniment passionnant dans ce personnage. Je suis devant un immense gouffre d’inquiétude. (RIRES) Le jeu en vaut la chandelle, même si c’est un risque considérable !

Propos recueillis par Diana David
Photo © Gaël Maleux

A VOIR : A German Life du 08.03 au 29.04.22