Faisons connaissance avec Morgiane El Boubsi, l’interprète de Rehana :

Bonjour Morgiane, te souviens-tu de la première fois que tu as su que tu voulais faire de la scène ton métier ?
Je n’ai pas le souvenir d’un moment-clé où je me serais dit « Eurêka ! Voilà ce que je veux « faire ! », mais je me souviens l’avoir brandi comme un argument-clé à mon professeur de physique en fin de rhétorique, après un examen oral catastrophique, comme un « Je ne serai pas physicienne, je veux faire du théâtre, mettez-moi la moyenne, faites-moi une fleur ! ».
Ça n’avait d’ailleurs pas pris.
J’ai, en revanche, un souvenir très clair de ma sensation d’ancrage et de plénitude sur scène lors de mes examens publics de déclamation à l’académie. J’étais là. Et le temps s’arrêtait. Magie.
Je crois que ce désir était là, même si je ne le nommais pas, et une fois venu le moment de choisir des études, je me suis inscrite au Conservatoire comme si c’était logique, que c’était la marche suivante.
Le fait du parcours de mon père, et de mon grand-frère, m’ont sans doute juste autorisée à le tenter. La chose existait, faisait partie du champ des possibles.
Et pour être tout-à-fait honnête, je n’avais pas le désir de faire autre chose.

Toi qui as grandi dans une famille d’artistes, peux-tu nous dire comment chacun y trouve sa juste place ? Et comme maman, aimerais-tu que ton fils suive ce chemin ?
C’est drôle, comme question. J’ai l’impression que les gens s’imaginent beaucoup de choses sur ce que serait une famille de comédiens. Non, personne ne monte sur la table pour réciter du Shakespeare lors des réunions familiales ! En réalité, j’imagine que ça ne doit pas être bien différent d’une famille de boulangers ou de médecins. Chacun trouve sa place comme dans toutes les familles, je suppose. Nous sommes en tout cas admiratifs du travail les uns des autres. Et partageons le désir de travailler ensemble, après avoir eu chacun des parcours bien différents. Leurs avis et conseils me sont précieux et j’y accorde de l’importance. Parce que ce sont de merveilleux interprètes mais aussi des artistes singuliers, dont la vision du monde me parle et me touche, sans doute parce qu’elle est proche de ma propre grille de lecture. Mais ça ne veut pas dire que nous sommes toujours d’accord. En revanche on peut débattre et s’écouter, et c’est précieux. Au travail, comme en famille.
Quant à mon fils, il fera ce que bon lui semble. Mais c’est sûr que vu le bain dans lequel il évolue, je ne tomberai pas des nues si un jour il choisit la scène étant donné que ça fait partie du paysage pour lui. À moins que justement, tous ces comédiens aient un effet de « vaccination » ! On peut encore l’utiliser sans équivoque, ce mot ?

Mon Ange de Henry Naylor n’est pas un texte anodin, comment fait-on pour se glisser dans la peau du personnage, et comment vit-on avec elle hors des répétitions et des spectacles ?
Je n’ai jamais travaillé mes rôles dans l’optique d’« entrer dans la peau de », mais plutôt en me référant au texte, à ce qui m’apparaît en terme d’évolution du personnage au fil de son parcours, et en partant de moi, de ce que cela suscite en moi de dire ces mots. Quand le texte est bon, en général, ça se trouve donc facilement. Mais comme pour nourrir tout rôle, il s’agit de lire, regarder des films, de se documenter sur le sujet. Et il est vrai que vu le caractère contemporain du sujet, et le désir de ne pas en faire « n’importe quoi », j’ai regardé beaucoup de reportages, de témoignages, sur les esclaves sexuelles de Daesh, sur les jeunes filles qui s’engagent dans les YPJ (Unités de Protection de la Femme), pour m’imprégner des ambiances, des histoires particulières, des paysages aussi, mentionnés dans le texte. Histoire de savoir de quoi je parle, donc. Ce qui me paraît être le minimum. En dehors des répétitions, en étant plongée dans ce travail, je me surprends parfois dans le métro à regarder les gens, les corps, en me demandant s’ils seraient « des proies ou des prédateurs » si tout basculait dans l’horreur demain. Et je dois bien avouer qu’en sortant de répétition, il m’est arrivé de me sentir un peu toute puissante.

Ton expérience professionnelle est extrêmement variée tant par les emplois que tu occupes que par le genre de spectacles dans lesquels tu t’illustres. Comment se font ces rencontres ? Que t’en reste-t-il une fois que tu passes à l’aventure suivante ?
Pour ce qui est des rencontres, c’est aléatoire. Certaines remontent au Conservatoire, d’autres se font lors d’auditions ou de stages, d’autres personnes encore me contactent après m’avoir vue jouer ou entendu parler de moi. Pour ce qui est des emplois que j’occupe, c’est que j’ai eu, quelques années après le Conservatoire, le désir de renouer avec un bagage et des passions que j’avais délaissés.
Il y a parfois un petit déficit de confiance en mes aptitudes et souci de légitimité mais les rencontres que j’ai pu faire, avec des musiciens, notamment, m’ont plutôt portée et confortée sur mes capacités. En bref, j’y travaille, docteur, je me soigne ! Et puis, j’aime me surprendre. Donc varier les disciplines, c’est un bon moyen de me découvrir et de compléter le puzzle de ma petite personne.
Quant au genre de spectacles et de rôles, on m’a en fait souvent proposé les « rôles d’arabe ». Ce qui, d’une part, réduit quand même pas mal les opportunités, et d’autre part, surtout pour le cinéma, reviendrait souvent à devoir prendre en charge des rôles que je juge stigmatisants. Il m’est donc arrivé, plusieurs fois, de décliner parce que plutôt que d’alimenter des clichés, je considère que ma responsabilité en tant qu’artiste sur les sujets de la minorité, de l’altérité, serait de bousculer les codes afin de faire évoluer les mentalités. Se mettre un peu au diapason de notre société composée d’une joyeuse mixité, un jour, peut-être, présente sur les scènes de théâtre sans qu’il s’agisse pour autant d’un spectacle sur le thème de l’immigration, par exemple. Ce qui est malheureux, et je le sais bien, c’est qu’il y aura toujours « une autre arabe » pour accepter de jouer ces rôles, mais c’est ma ligne de conduite. Et force est donc de constater qu’il ne tient qu’à moi de me distribuer ou de m’écrire des rôles pour lesquels personne ne penserait à moi et que je trouve intéressants.
Si, au contraire, comme ça a été le cas pour Mon Ange, le propos me paraît solide, et que j’ai des affinités avec les gens, pourquoi souffrir dans des climats hostiles quand on peut travailler dans la joie et la bonne humeur, je me lance dans l’aventure.
Quant à ce qu’il en reste, j’arrive sur chaque projet la boule au ventre, me demandant si je sais encore jouer, et en ressors à la fois vidée -de tout ce que je suis allée déterrer au fond de moi- et remplie -de satisfaction, de rencontres, de nouvelles connaissances, de nouveaux chemins émotionnels, de compréhension sur des bribes de mes fonctionnements intimes.
Que demander de plus ?

Propos recueillis par Deborah Danblon
Photo © Gaétan Bergez


À propos de l’Ange de Kobané :

On ne sait pas grand-chose sur Rehana, l’Ange de Kobané, malgré la légende qui s’est construite autour d’elle, légende renforcée par la création de la pièce d’Henry Naylor.
Ce que l’on sait, c’est qu’elle était étudiante en droit, qu’elle a abandonné ses études pour devenir sniper et aider à repousser l’ennemi hors de la ville.
C’est ainsi qu’elle s’est retrouvée au cœur du siège sanglant de Kobané. Selon la rumeur, elle aurait tué plus de 100 membres de Daech.
Ces derniers ont affirmé l’avoir capturée puis décapitée… deux fois. De son côté, la lutte armée kurde soutient qu’elle s’est évadée… deux fois. Le mystère reste donc entier.

Les événements relatés dans Mon Ange sont arrivés à Rehana, ou pas, mais la pièce relate les vraies aventures de jeunes femmes à Kobané au moment du siège par Daech. Ainsi, la pièce s’inscrit comme l’histoire universelle d’un conflit et d’un peuple, au delà d’un destin personnel.


A VOIR : Mon Ange du 10.03 au 23.04.22