Bonjour à vous deux, êtes-vous prêts à jouer à un petit jeu ? Gabriel, peux-tu nous présenter ton comparse ?
Gabriel Alloing : Michelangelo est avant tout un ami. On se connait depuis un moment, plus de 11 ans en fait. Et quand je dis amis, ce n’est pas juste une amitié professionnelle. C’est aussi partir en vacances ensemble, avoir des projets…
Michelangelo est un homme multiple qui a beaucoup de talents, il est comédien, maître d’armes, réalisateur, (il a d’ailleurs réalisé plusieurs clips pour Karin Clercq, ma femme), il travaille aussi dans le doublage et prête régulièrement sa voix à des audiolivres. C’est un comédien très talentueux qui a une intelligence de jeu et de direction d’acteurs.
Et puis, il est d’origine sicilienne et moi j’ai aussi quelques origines italiennes, mais en passant par la Corse. Ça crée des liens, d’où on vient.
Je ne sais pas s’il est au courant, mais un jour il m’a fait un beau cadeau. Il a cru en moi avant même que moi j’y croie. Je me souviens parfaitement de cet instant. C’était ici, au Public, pour un projet qui n’a finalement pas vu le jour. On auditionnait dans la salle des Costumes où on répète pour le moment. Et sa façon de me regarder en confiance a changé le regard que je posais sur moi-même.

Et toi, Michelangelo, peux-tu nous présenter ton camarade ?
Michelangelo Marchese : Gabriel est un être surprenant. Il a eu une autre vie avant celle-ci. Il a commencé comme ingénieur en mathématiques appliquées, on était donc assez loin de ce qu’on fait maintenant. Après ses études, qu’il a réussies sans difficulté – par chance, dit-il, mais moi je sais bien que c’est grâce à son intelligence et peut-être à un brin de culot – il a d’abord travaillé en multinationale. Mais les relations humaines dans le monde de l’entreprise ne lui ressemblaient vraiment pas. Heureusement, il est tombé amoureux, ça aurait pu ne rien changer, mais il s’est marié avec Karin qui voulait devenir comédienne et il l’a suivie au conservatoire de Liège où il a embrassé une autre vie.
Bon, au début il a mélangé les deux formations parce qu’il faut bien bouffer. Pendant le conservatoire, il a collaboré étroitement avec une société de théâtre en entreprise qui utilisait le théâtre comme moyen de communication et de formation, et ça a super bien marché ! Maintenant, il est tout à fait passé à autre chose, même si ce service existe toujours.
Ce que Gabriel m’a apporté, c’est cette façon de croire en lui qui lui permet de se lancer et que j’admire. Avant de plonger, il ne se laisse pas freiner par des questions inutiles, il y va, et une fois dans l’inconnu, il aborde ce qui se présente avec sang-froid, sans s’épuiser avec des projections stériles.

Pourquoi l’envie de ce travail en binôme ?
Michelangelo : Notre tandem, c’est avant tout une histoire d’amitié, c’est ce qui nous a rapprochés. Il a été acteur dans des courts-métrages que j’ai réalisés dans le cadre du Kino-Kabaret et nous nous sommes retrouvés sur le projet Pauvrophobie, une série-web de 13 épisodes qu’il a co-écrite avec Yvan Tjolle et qui déconstruit les clichés sur la pauvreté. Depuis, on ne travaille pas toujours ensemble, bien sûr, mais on se retrouve régulièrement.
Gabriel : Et bizarrement, même si on est extrêmement complémentaires et qu’on s’apprécie professionnellement, j’ai l’impression que la force de notre lien fait aussi écho à cette espèce de fraternité de clan, autour de nos racines communes. Quand on bosse, on est toujours dans le respect mutuel. La plus grande qualité de notre binôme est sans doute la complémentarité dans nos divergences.
Michelangelo : Grâce à ça, quoi qu’on traverse, on arrive en sortir par le haut parce que l’autre nous a poussé hors de notre zone de confort. On est une valeur ajoutée l’un pour l’autre.

Le bon docteur Gasparri est d’abord un livre remarqué de Giuseppe Santoliquido, L’audition du docteur Fernando Gasparri. Quel a été le chemin entre les 240 pages du roman original et l’heure et demie de la pièce à laquelle nous allons assister ?
Michelangelo : C’est Fabrizio (Rongione) qui a reçu le roman de Giuseppe (Santoliquido) des mains de Daniela (Bisconti), si ça, ce n’est pas une histoire d’Italiens, qu’est-ce que c’est ? Daniela était enthousiasmée par sa lecture et trouvait que Fabrizio devait absolument faire quelque chose de cette histoire qu’elle trouvait sur mesure pour lui. Vu le nombre de personnages, Fabrizio a naturellement pensé au cinéma et il a bossé avec un scénariste. Mais le projet a capoté. Il a fait un nouvel essai avec un metteur en scène, mais cette version n’a pas trouvé grâce aux yeux du producteur qui est le nôtre actuellement. Fabrizio nous avait proposé de travailler sur une version cinématographique qui n’a pas encore vu le jour. Nous connaissions bien le roman et c’est tout naturellement qu’on s’est retrouvés embarqués dans le projet d’adapter l’œuvre pour le théâtre.
Gabriel : Il y a trois ou quatre ans qu’on fréquente le roman L’audition du docteur Fernando Gasparri et ses différentes déclinaisons. Roman dont on s’est d’ailleurs un petit peu éloignés pour pouvoir le transposer au théâtre et qui a été aussi le germe d’une série sur laquelle je travaille avec le réalisateur Samuel Tilman. Parler de l’histoire, du passé de ce pays, nous paraît important, d’autant que nous avons constaté qu’il n’existe aucun film belge francophone de fiction qui aborde cette histoire. C’est insensé, n’est-ce pas ?
La Commission des films de la CFWB oppose en général à ceux qui en proposent que c’est une question de budget car les films historiques coûtent plus cher. Mais je pense que le problème est plus profond, la Belgique (francophone en tout cas) a un côté amnésique sur son passé.
Peut-être fallait-il que ce soit des Italiens de deuxième génération et un Français assimilé pour réellement trouver l’envie de s’attaquer à cela.
Michelangelo : L’histoire de Gasparri est imaginaire, bien sûr, mais le contexte économique et social est historique. Par exemple, dans les années ’30 où se déroule le récit, malgré le gouvernement complaisant, Bruxelles était une terre de refuge pour les antifascistes.
Gabriel : Une question essentielle m’étreint : pourquoi n’y a-t-il pas aujourd’hui d’extrême droite forte en Wallonie ? C’est littéralement un des derniers endroits en Europe où l’extrême droite reste, à ce jour, marginale. Et pourtant, on est dans la patrie de Degrelle. Mais, envers et contre tout, la Belgique francophone fait jusqu’ici figure de village gaulois. Même si quelques minoritaires continuent à fleurir la tombe de Degrelle, la Wallonie et Bruxelles résistent à la tentation de l’extrême droite. C’est positif mais pourvu que ça dure…

Quelle est l’importance de raconter cette histoire aujourd’hui ?
Michelangelo : On ne peut s’empêcher de voir des similitudes entre les années ‘30 et ce que nous vivons. Et notamment dans la tentation de banaliser l’extrême droite.
En ça, le roman est très actuel parce qu’en abordant l’environnement historique post-crise de 1929, il évoque aussi la question de l’engagement citoyen.
Gabriel : Moi qui viens de voter pour les élections françaises, je ne peux m’empêcher de me poser la question du sens de l’engagement politique. Pour avoir, vécu en Pologne, un pays communiste tout en venant d’un système capitaliste, je me demande aujourd’hui comment s’engager en politique, sur base de quelles questions, avec quelles valeurs et quelles certitudes ? Dans notre histoire, le personnage de Gasparri essaye de se soustraire à tout engagement politique en se réfugiant derrière son métier de médecin et sa charité chrétienne. Il pense, ou du moins il se persuade, qu’il est un homme juste en faisant ça. Pourtant, la vie le rattrape et il se rend compte qu’il ne peut se soustraire à ces questions essentielles.
Gasparri n’est pas le seul. Pour ouvrir les yeux, il faut souvent être au pied du mur. Pour la problématique de l’environnement, par exemple, nous ne sommes pas tout à fait au pied du mur mais quasi... Le danger toque à nos portes mais on croit qu’on peut encore se permettre d’attendre les actions et contraintes du politique…
Michelangelo : On est forcé de constater que nous vivons dans une société où, de plus en plus, on rend des idées odieuses, acceptables. Il y a maintenant plus extrême que les extrémistes qu’on connaissait. Eric Zemmour finit par rendre Marine Le Pen plus acceptable. On se trouve réellement dans une banalisation des idées nauséabondes.
Gabriel : Trump y a été pour beaucoup. Pendant quatre ans, il a sali et dévoyé à la face du monde la démocratie dans ce qu’elle a de fondamental. Le fait que ces comportements aient pu avoir lieu impunément a fait sauter des digues. Zemmour n’aurait peut-être pas eu son succès sans Trump.
Michelangelo : Quand on n’était enfants, aucun politique ne se serait permis de telles attitudes, sur la forme en tout cas, maintenant, ceux qui dirigent le monde en insultent d’autres sans qu’on ne réagisse vraiment. Certains politiques sont décomplexés, ils sont devenus grossiers et triviaux, Trump traite ouvertement Kim Jong-un de Rocketman sans réelles conséquences, et il n’est pas le seul. N’oublions pas tout près d’ici, le "Casse-toi pauvre con" de Sarkozy et tout ce que cela induit : ils sont les dirigeants et peuvent se le permettre. C’est le retour au mépris de classe, si tant est qu’il avait disparu. En tout cas, on ne se cache plus.

Quelque chose à ajouter avant de nous quitter ?
Michelangelo : Une envie de parler de l’équipe qui est avec nous sur le projet. Une équipe faite de talents et d’amitié. Avec Fabrizio, qui nous a apporté le projet, bien sûr et qui en est à la base. Mais aussi Mathilde (Rault) qui joue tous les rôles féminins et Othmane (Moumen) qui incarne tous les rôles masculins. J’ai déjà travaillé avec Mathilde et je me réjouis de recommencer. Othmane, je le connais depuis longtemps et on a raté plusieurs occasions de se croiser professionnellement. Cette fois, c’est la bonne !
Gabriel : Sans oublier non plus le travail visuel du spectacle qui se base beaucoup sur des images de l’époque collectées par Gaspard Giersé, le talentueux historien qui porte le projet les visites de mon voisin, notre super assistante Claire Beugnies, Djennifer Merdjan qui s’est occupée de costumes et Alain Collet aux lumières. Et bien entendu les équipes de choc du Public !
En somme, j’ai envie d’insister sur le bonheur de travailler dans une bonne dynamique avec un groupe intelligent dans lequel tout le monde est animé par les thématiques dont on parle. Et c’est essentiel sur un sujet qui, mine de rien, est un projet politique.
Michelangelo : Et peut-être conclure en disant qu’on est entre amis, en confiance et qu’on s’amuse aussi… 

Propos recueillis par Deborah Danblon
Photo © Gaétan Bergez


En savoir +
CONTEXTUALISATION HISTORIQUE EN QUELQUES POINTS
1922 :
Arrivée au pouvoir de Mussolini et ses conséquences jusqu’au moment où l’histoire du « Bon Docteur Gasparri) » commence (juillet 1932) ;
Montée en puissance du nazisme en Allemagne ;
1929 :
Crise économique mondiale ;
Fin juin 1932 :
Arrivée au pouvoir de Salazar au Portugal ;
Juillet 1932 :
Grèves dans le Borinage puis la grève générale en Belgique.
 


A VOIR : Le bon docteur Gasparri du 11.05 au 25.06.22