Michael Delaunoy
Qui est pour toi Andromaque ?
Le nom Andromaque signifie en grec ancien « celle qui affronte les hommes ». Andromaque est une princesse troyenne qui, à l’issue de la terrible guerre de dix ans entre la Grèce et Troie, est réduite en esclavage et donnée à un guerrier grec.
Chez Homère, elle est représentée comme une femme qui, pendant la guerre, refuse d’être cantonnée à son rôle de femme. Elle va jusqu’à se rendre sur le champ de bataille malgré la désapprobation de son mari, Hector, qui est le plus grand guerrier troyen.
Racine a fait d’Andromaque une figure de fidélité absolue. Non pas une fidélité « privée » à la seule mémoire de son mari tué durant la guerre, mais, au-delà de ce mari, une fidélité radicale à Troie et à la mémoire de ce qu’on nommerait aujourd’hui son génocide. Andromaque est donc avant tout pour moi une figure de résistance et de fidélité à la mémoire d’un peuple et d’une patrie anéantis. Accomplir son deuil est pour elle impossible. Cela signifierait une trahison non seulement vis-à-vis de son mari, mais aussi vis-à-vis de tous ses ancêtres. Pour Andromaque, la guerre n’est pas finie et ne pourra jamais l’être.
Comment aborde-t-on un personnage pareil ?
En tentant de faire abstraction de l’image préconçue qu’on peut s’en faire. Il faut toujours à mon sens aborder un personnage et plus largement une œuvre avec un regard curieux et étonné. Même si bien sûr, il est important de lire les innombrables commentaires qui existent autour d’une telle œuvre, car mieux connaître le contexte dans lequel elle a été écrite permet d’éviter d’emprunter des voies sans issues… Par ailleurs, approcher une tragédie classique écrite en alexandrins exige un travail spécifique sur la diction du vers. Sur ce plan, notre travail doit beaucoup à l’approche du grand metteur en scène Jean-Marie Villégier, disparu récemment. Le personnage est avant tout construit avec des mots agencés d’une façon particulière. L’alternance des consonnes et des voyelles, des brèves et des longues, les assonances, les allitérations, le jeu entre les blocs de sens et la métrique du vers, c’est aussi et même peut-être avant tout en malaxant cette matière concrète, en la respirant, en en explorant les potentialités rythmiques, les dynamiques, en la mettant en corps, que les personnages se révèlent.
Quels sont l’ancrage et la pertinence de ce personnage dans notre époque ?
La permanence des conflits armés et des génocides, les questions jamais résolues liées à la possibilité ou non de construire une paix durable, d’enrayer le cycle infernal de la vengeance, de pardonner, de faire son deuil sans oublier… Tout cela rend une telle figure particulièrement pertinente aujourd’hui encore.
C’est une figure tragique déchirée entre deux nécessités absolues et irréconciliables. Soit elle sauve et protège son fils Astyanax (ultime héritier de la lignée royale de Troie) en épousant Pyrrhus, un des génocidaires grecs de son peuple et de sa famille. Soit elle refuse ce mariage pour rester fidèle à son mari, à ses ancêtres et à sa patrie, et ce faisant elle condamne son fils.
C’est ce déchirement et la façon dont Racine le traduit dans une langue sublime, qui me bouleverse avant tout.
Quels arguments pourrait-on utiliser pour donner envie aux gens de venir voir le spectacle ?
Dans un monde de plus en plus virtualisé qui a pour effet de nous couper toujours davantage les uns des autres, le théâtre de Racine agit comme une expérience particulière, un intensificateur de ce qui est en mesure de nous rassembler ou de nous désunir. Racine met à nu nos désirs irrépressibles, nos pulsions de vie ou de mort, nos passions ravageuses qui peuvent mener au meurtre, au suicide ou à la folie, mais aussi la possibilité qui toujours nous est offerte, de donner voix à la raison, seule en mesure de nous permettre de faire société, de faire histoire commune.
Myriem Akheddiou
Qui est pour toi Andromaque ?
Andromaque, selon moi, est une femme qui, bien qu’on lui ait arraché la vie choisie qu’elle menait avant la guerre de Troie et qu’elle ait quasiment tout perdu, est restée debout, c’est une femme qui choisit encore et qui s’oppose encore à ce qui lui semble maltraiter ses valeurs. Elle est, d’autre part, très moderne car elle ne respecte pas du tout les codes établis dictés par le machisme ambiant, elle rue dans les brancards ! Elle s’impose aussi comme garante de la mémoire des horreurs perpétrées par les Grecs lors de la guerre de Troie et de tout et tous ceux qu’elle a vu détruits. Elle est un témoin et elle ne veut pas oublier. Elle ne veut pas pardonner. Poussée plus loin encore, dans ses retranchements lorsque la vie de son fils sera menacée, elle prouvera, de surcroît, qu’elle est extrêmement avisée et tactique... Bref, une nana pas dénuée de ressources qui ne s’assoira pas là où on a choisi de la mettre si ça ne lui convient pas ! Comme il y en a tant d’autres, aujourd’hui, si inspirantes et dont on est si fier(e)s.
Comment aborde-t-on un personnage pareil ?
On essaie d’abord de se détacher autant que possible des images qu’il trimballe derrière lui ! :-)
Des tas de gens l’ont définie avant nous, avec un regard sans doute conditionné par leur genre, leur condition sociale, leurs propres valeurs et bien-sûr, l’époque dans laquelle ils vivaient, ...
Avec Michael, le metteur en scène, on est tout de suite tombé d’accord sur le fait qu’elle est avant tout une résistante, une battante, une femme qui bouscule les règles imposées à son genre à cette époque et qui refuse la soumission. Des idées comme Andromaque, La mère absolue et la veuve fidèle à son époux défunt, porteuse de morale, si je me raconte les choses comme ça, ça ne m’aide pas à la jouer.
Qu’est-ce qu’elle fait résonner en moi, aujourd’hui et après quoi elle court que je peux, moi, comprendre et sentir ? J’ai l’impression que le tout est de trouver l’endroit où mon point de vue personnel (puisque c’est moi qui la joue) et celui du metteur en scène vont se rejoindre, s’additionner, se compléter.
C’est un point de départ très important.
En quoi Andromaque te touche-t-elle, peut-elle nous toucher ?
Elle s’est chargée d’un devoir de mémoire. Pour son peuple, son amour disparu, sa famille, le monde qui était le sien. Et elle croit qu’elle leur doit le souvenir. La défense du souvenir. Comme si, ce souvenir, les empêchait de disparaitre complètement. Ce qui serait beaucoup trop insupportable ! Je trouve ça bouleversant.
Propos recueillis par Deborah Danblon.
Photo © D.R.
A VOIR :
Andromaque jusqu’au 22.02.25